Le mot « doute » vient du radical latin «dub», qui se trouve dans dubius et qui signifie double dont la racine est duo, qui a donné également les mots deux, duel, dualité et le mot latin « dubitare » qui signifie « hésiter entre deux avis», manquer de discernement.
Douter c’est se trouver devant une bifurcation, dans un sentiment d’incertitude quant à la réalité d’un fait, d’un événement, de la vérité d‘une affirmation, ou encore de de la conduite à adopter dans une circonstance particulière, et pour lequel nous ne sommes pas en capacité d’apporter une réponse éclairée, ni capables d’infirmer les propositions qui s’offrent à nous.
Si le doute renvoi souvent aux limites de l’inconnu, il est aussi est un acte fondateur car il permet de s’interroger.
« Un philosophe est celui qui ne sait rien, mais cherche à savoir », disait Socrate.
C’est la thèse des philosophes septiques, école fondée par Pyrrhon au 5eme siècle av J.-C., dont de multiples voies se réclameront les siècles suivants.
Le mot «septique» , de «skeptomai» en grec et indique « je suspends, j’arrête, je m’interdis de trancher ». On arrête le mouvement de son jugement tant que l’on on n’a pas acquis de certitudes.
Le sceptique doute systématiquement pour montrer que tout est potentiellement incertain.
Le scepticisme, skeptikos, est celui «qui examine».
Selon ces principes, la pensée humaine se détermine sur la possibilité de la découverte d’une vérité en observant, en examinant, en comparant et opposant ce que l’on voit ou perçoit pour parvenir à la vérité absolue en s’éloignant des dogmes imposés. C’est aussi un courant philosophique qui avance l’idée que le doute est un système de pensée et qui croit que pour atteindre la vérité et la connaissance avec certitude, il faut avant tout examiner chaque élément du problème posé. Parvenir à quitter la confusion du doute c’est parvenir à la quiétude, l’ataraxia, c’est à dire la tranquillité de l’âme. Lorsqu’on doute, on suspend l’acte de décider, au moins quelques instants afin d’atteindre la vérité de l’élément étudié. La preuve qui permet d’atteindre l’objectif passe par une démonstration et un raisonnement.
C‘est le doute méthodique et radical de Descartes, philosophe rationaliste, celui par lequel l’esprit suspend son consentement et entame un processus d’examen critique raisonné et qui dépend de la valeur des propositions antérieures.
Les principes correspondants sont exposés dans trois ouvrages de Descartes:
le Discours de la méthode, premier ouvrage philosophique publié en français (1637),
les Méditations métaphysiques (1641),
Les Principes de la philosophie (1644).
Cette méthode peut s’appliquer à tout, volontairement, momentanément, mais implique de trancher à la fin du processus. Elle a pour objectif de clarifier le jugement, de se débarrasser des préjugés, des passions humaines, des attaches culturelles et religieuses qui entravent la pensée. Même si le doute est permanent chez l’homme, il est nécessaire qu’il demeure provisoire. Descartes avance l’argument du rêve : Lorsque l’on rêve, tout semble réel. Comment être certain alors, lorsqu’on se réveille que nous sommes bien éveillés puisque notre esprit ne semble pas faire la différence ? Dès lors, Descartes prouve que nos sens peuvent nous tromper et par là, que toute connaissance empirique ne peut apporter de certitudes. C’est le principe du « Cogito ergo sum »: si je doute que je pense, alors j’existe. » Je pense donc je suis » implique que si je prends conscience de mon existence, c’est parce que je pense . Ce « je » qui pense existe. L’homme, l’humain est le sujet au cœur de la réflexion philosophique. La racine « du » amène le possible et l’impossible qui sont douter et redouter. Dans l’hésitation, nous sommes tiraillés entre deux éléments, notre jugement est incertain dans une situation rationnelle. La crainte de se tromper y est attachée. Cette situation peut engendrer un état de confusion, d’appréhension, et nous sommes ainsi plongés dans un état de vigilance, de prudence parfois quant à la mesure de la décision à prendre. Le doute fait appel à nos failles et nos fragilités. Il peut conduire petit à petit à la perte de la confiance en soi et l’hésitation qui en découle peut empêcher l’action. C’est le doute naturel et spontané. Ce n’est pas de ce doute dont parlent les philosophes.
Le terme doute renvoi également aux synonymes d’hésitation, de méfiance, d’interrogation, et aux termes d’indécision, de suspicion, d’incertitude, d’ombre, qui ont souvent une connotation plutôt négative. De nos jours, dans notre société hyper-active, hyper-productive basée sur une hyper-efficacité, être dans le doute serait l’attitude de personnes hésitantes, peu affirmées et peu capables de discernement, méfiantes et ne prenant aucun risque, mais qui, finalement, sont proches de l’immobilisme par manque de décision. Douter serait ne jamais trancher, ne pas décider, ne pas prendre parti dans une société qui nous demande d’être toujours plus rapides, plus actifs et réactifs, plus performants, plus efficaces, le doute n’a pas sa place. Le doute est contre-productif, souvent mal vu. Douter c’est c’est se révéler faillible ou indécis. Notre société contemporaine rejette et redoute, et bien souvent, la vulnérabilité humaine. Ne pas douter c’est accepter sans recul et encourager la défense des structures et des systèmes érigés par des dogmes, le plus souvent, au détriment de l’homme.
Alors peut on encore s’autoriser à douter ?
Descartes s’inspire de la méthode scientifique : ordre, mesure , rigueur, desquels jaillit la vérité. Le doute devient le moteur de la réflexion critique: il faut ajourner son jugement, identifier les enchaînements logiques pour établir la vérité et ne pas s’enfermer dans quelque dogme. Nietzsche dira « détruire les idoles matérielles ou idéologiques afin d’asseoir sur des bases solides nos opinions et certitudes en utilisant le crible de notre raison ».
Il faut encore bien préciser que ce doute doit être un acte volontaire, temporaire et provisoire et doit disparaître une fois l‘élément examiné, une fois la conviction forgée et doit utilisé avec méthode comme élément de réflexion et d’analyse. Ce processus doit être maîtrisé de bout en bout pour prendre une décision, contrairement à la position de Montaigne dans ses « Essais » (1588) qui fait du doute réel et effectif une position définitive conduisant souvent à l’immobilisme, puisque le septique est dépourvu de certitudes car il ne peut pas prendre parti et ne peut s’engager quant à une problématique. Montaigne ne dit pas « je sais »; il ne dit pas non plus « je ne sais pas », car s’il affirmait « je ne sais pas », il se contredirait, alors, il saurait qu’il ne sait pas. Il fige donc « que sais-je? » et reste dans l’interrogation, sans réponse. Alors, ce septique constate sans agir, c’est l’idée de la contemplation, mais dans ce cas, nous ne pouvons pas découvrir la vérité, ni même si elle existe. Cette attitude conduit souvent à s’arranger des coutumes et croyances de ses contemporains par facilité ou renoncement.
Le doute en terme d’échec est un frein considérable. Par contre lorsqu’on l’intègre, il devient un moteur de réussite et permet d’avancer et de se surpasser.
Pour replacer toutes ces idées énoncées dans leur contexte, il fut revenir examiner cette période fondant ces principes qui est celle des humanistes.
Jusqu’à la fin du moyen age, l’homme est tourné vers Dieu et tout est construit autour de l‘idée de Dieu. L’homme explore la nature, en découvre ses lois, invente des nouvelles machines, se cultive dans les bibliothèques et travaille dans des laboratoires. Les fouilles archéologiques en Italie débutent à partir du XVème siècle, marquent l’imaginaire contemporain et remettent l’antique au goût du jour. Il s’agit d’une nouvelle façon de penser le monde et cette nouvelle façon de le découvrir est appelée Renaissance. Celle-ci fait basculer cette partie du monde dans l’époque contemporaine. Les œuvres des Anciens ressortent des bibliothèques et des universités, oubliées pendant un temps c’est le début des humanités. Les architectes et les ingénieurs vont à Rome étudier l’antique afin d’acquérir la maîtrise des Anciens et à leur retour, ils prennent en considération un peu plus les proportions humaines dans la conception des bâtiments, entre autre. L’architecture est enfin faite un peu plus pour l’homme et les colonnes se parent de chapiteaux doriques, ioniques ou corinthiens empruntés à la grandeur des temples antiques. On étudie les mathématiques, la géométrie, la botanique, la physique, l’astronomie. Copernic affirme que le Soleil se trouve au centre de l’Univers et que la Terre tourne autour de lui. Cette conception du monde heurte les principes de l’Église. L’homme s’interroge sur son âme, mais aussi sur les questions liées à son corps. C’est l‘époque des premières pratiques de dissections pour comprendre son fonctionnement et des premiers écorchés artistiques de Léonard de Vinci qui s’intéresse à la morphologie interne du corps : les muscles, les veines et les articulations. Parallèlement, le procédé de l’imprimerie inventé en chine au XIème siècle est reprit par Gutenberg en Allemagne et permet l’édition du premier livre qui est imprimé 1455. C’est la Bible. L’imprimerie permet et accélère la diffusion des idée dans toute l’Europe. Les sciences et les techniques se développent en quelques décennies davantage qu’au cours des siècles précédents, et ce mouvement, appelé humanisme, croit en la nature humaine de l’Homme et veut se consacrer à rendre l’humanité meilleure, pensant que toutes les connaissances acquises lui inspireront la sagesse, clef de la construction de la société idéale, souvenons nous d’Utopia de Thomas More, paru en 1516.
Ce contexte est donc celui du questionnement. Le renouvellement de la pensée philosophique met à distance Dieu et l’Homme. Il semble donc important de se distancier de tout dogme pour résoudre une situation de doute car la foi amène à douter, et du doute, la foi peut se révéler.
Lorsque l’homme se questionne sur son existence se sent vulnérable car mortel. Il questionne Dieu et la foi, c’est le doute existentiel. Ce questionnement lui permet parfois de maîtriser ses doutes sans pour autant totalement les éliminer. La Renaissance installe de nombreux fondements de la pensée moderne et crée un mouvement de rupture avec la pensée médiévale et son emprise à Dieu. Le doute n’est pas un renoncement à la foi car il permet quelques fois de croire et d’être un chemin spirituel vers la religion.
Si on repense au contexte …
A ce moment de l’histoire la recherche de l’idéal humaniste, politique, philosophique et artistique aussi prend ses distances avec la religion. C’est une des premières fractures visibles. L’artiste, qui, jusque là cherchait à célébrer Dieu, doute et ne consacre plus son œuvre au seul service de la religion et au strict respect de ses principes de représentation. L’œuvre se distend du religieux et utilise d’autres formes de représentation, dont le corps nu, par exemple, avec le modèle de la statuaire antique. On ne représente plus le monde comme on le pense, ou symboliquement, mais comme l’homme le perçoit humainement, physiologiquement. Les artistes placent alors l’Homme au centre de l’univers et les dieux sont incarnés. L’artiste cherche désormais à reproduire ce que l’œil humain perçoit. Le statut même de l’artiste se modifie, il est reconnu et célèbre, et son sujet idéal dès lors devient la vérité sous la forme de la perfection.
Au Moyen Age, les règles artistiques et religieuses imposent souvent de représenter les personnages selon une échelle symbolique, la scène représentée superpose les espaces, les actions, les moments selon la symbolique attendue, les fonds sont souvent unis et plats.
<-Giotto di Bondone (Vierge d’Ognissanti) 1300-1303 peinture a tempera et or sur bois Galerie des Offices, Florence (Italie).
Le chancelier Rolin en prière devant la vierge
de Van Eyck 1441 Musée du Louvre ->
A partir de la renaissance, les personnages sont représentés avec un réalisme fidèle, et prennent place dans l’espace avec des attitudes humaines, non sans rapport avec la sculpture de portraits romaine très réaliste, contrairement à l’idéalisation grecque.
Le nu, jusque là prohibé est largement utilisé. Il imite la copie de la statutaire antique. L’artiste à cette époque cherche à idéaliser sa visions. Des artistes comme Masaccio, Donatello, Brunelleschi, entre autre, mettent au point les fondements de la perspective monofocale, issue d’un système mathématique précis, qui va faire entrer l’espace au sein de la représentation bidimensionnelle en créant une fenêtre ouverte sur le monde dans laquelle les hommes seront placés dans des postures plus naturelles et dont l’échelle de représentation sera proportionnée à l’espace représenté. Dès lors la scène représentée possède une unité de lieu, de temps et d’action. L’artiste utilise des ombres et clairs obscurs pour modeler les motifs. La perfection s’acquiert dans l’imitation de ce que perçoit l’œil humain. C’est la question de la mimesis et de l’illusion qui remonte à Platon et d’Aristote au Ve siècle av. J.C. au moins. Le fondement de la référence à un modèle pictural, le motif, au sens de la ressemblance, et de la représentation est aussi abordé par Platon et Aristophane, dans le mythe de Zeuxis et Parrhasios, qui s’affrontent picturalement par un concours de trompe l’œil.
Nicolas André Zeuxis choisissant ses modèles
(1797) peinture sur toile
Toronto Art gallery of Ontario
Zeuxis est un peintre grec d’Héraclée qui aurait vécu de au IVème siècle avant J.C.. Il excellait grâce à une technique très aboutie de la couleur, des contrastes d’ombres et de lumière, et à l’illusion de l’espace et dans l’art du trompe-l’œil, la mimesis. On raconte qu’il a introduit l’esthétique du trompe-l’œil dans la peinture grecque. Il était en concurrence avec Parrhasius d’Éphèse, autre peintre excellent, mais, ne jouissant pas de la même notoriété. Pour les départager, on organisa un « duel pictural » où chacun devrait peindre une fresque représentant une nature morte, une coupe de fruits, et un jury les départagerait.
Zeuxis, très sur et assez vantard, propose une peinture en soulevant un rideau qui cache sa peinture réalisée sur un mur. A l’époque, la peinture n’est pas mobile comme de nos jours. Le jury est très impressionné et plus encore lorsqu’un oiseau essaye de de voler quelques grains de raisin avant de tomber assommé par la peinture. Tous les membres présents sont fort impressionnés. Le jury reste stupéfait. Alors, Parrhasius présente son travail devant un mur recouvert d’un rideau et tous attendent de découvrir son chef d’œuvre, mais Parrhasius attend calmement. Zeuxis s’impatiente et manifeste. Parrhasius soulève enfin le rideau, mais sans succès, le rideau ne bouge pas. La foule s’impatiente et le lui demande de le découvrir. Parrhasius dit alors : «Je n’ai rien à faire, vous regardez déjà l’œuvre». C’est seulement à ce moment là que tous comprennent que le rideau atteignait une telle maîtrise picturale, la mimesis parfaite, qu’il faisait partie de l’œuvre, sans qu’aucun ne s’en soit rendu compte.
Zeuxis accepta la victoire de Parrhasius, qui, en semant le doute, avait réussi à tromper l’œil humain, et non un animal qui avait faim. Cette histoire a bien évidement inspiré des artistes à la renaissance en quête de l’idéal. Ainsi, la mouche, pour ne donner qu’un exemple, est devenue un symbole de la dextérité picturale de certains artistes, en peinture. C’est un détail infime posé sur un tableau, qui vient gêner la vision du spectateur, celui-ci vient vient à douter de ce qu’il voit. Carlo Crivelli est un artiste connu pour ses œuvres comme Saint Catherine d’Alexandrie (1480), a coutume de poser une mouche à l’échelle du spectateur sur certains de ces tableaux, ou à l’échelle de la scène représentée. Le spectateur doute en la voyant, il est surpris, quelques fois offusqué qu’un insecte puisse s’être égaré sur une œuvre de qualité. C’est dans un second temps qu’il comprend qu’il s’est fait prendre à un piège visuel et a subit, à ce moment, un stratagème visuel, un trompe l’œil.
L’artiste retient la leçon de l’Antique, un Art des Hommes s’adresse aux Hommes. Les peintres et sculpteurs tiennent compte de toutes les découvertes dans les champs des connaissances mathématiques, littéraires, mythologiques et scientifiques, comme le nombre d’or pour atteindre un idéal de perfection.
L’homme devient le sujet principal du tableau et l’homme est idéalement beau, à l’image de Dieu. Les sujets profanes se multiplient, comme des nus, des scènes mythologiques, des portraits, des paysages, des natures mortes, dans lesquels, l’âme humaine et la spiritualité sont néanmoins étroitement liés et interrogés, comme dans les célèbres vanités.
Serait-ce que la foi disparaît dans l’art? Certainement pas.
L’illusionnisme a permis, par des avancées techniques importantes dans l’art du trompe l’œil, de nous laisser croire que nous approchons davantage de la vérité. Hors, lorsque l’artiste doute, il cherche par des chemins jusque là inexplorés. Il faudra attendre certainement l’invention de la photographie pour que le peintre comprenne que ce chemin était voué à maintes turpitudes puisqu’elle même n’est qu’une empreinte de la lumière et donc encore loin de la représentation de la vérité. La photographie ne représente pas, elle présente une empreinte. Nous sommes proche d’une vérité, mais elle n’est pas unique. L’illusionnisme photographique ne nous comble donc pas car il ne reproduit pas le réel et donc la vérité, il s’en approche seulement, comme le cinéma, avec l’illusion des films 3 D aujourd’hui, ou l’illusion numérique et virtuelle largement utilisée dans un but commercial avec la prolifération des écrans 3D, écrans incurvés, lunettes de réalité virtuelle, ou de réalité augmentée, comme dans l’exposition Mirages & Miracles qui s’est tenue il y a un an et qui présentait une série d’installations qui abritaient un animisme numérique.
Vidéo de l’installation : http://www.lux-valence.com/calendrier/mirages-miracles/
Les œuvres, utilisaient le virtuel et matériel : dessins augmentés, dispositifs d’illusions holographiques, casques de réalité virtuelle, projections grande échelle faisant voyager les spectateurs dans une sorte de mirage et de miracle, à la frontière entre le vrai et le faux, l’animé et l’inanimé, l’authentique et l’imposture.
Je n’aborde évidement ici qu’une part minime de la production artistique. Une grande partie de celle-ci va continuer à travailler dans la célébration de la foi, et encore de nos jours.
Dans certaines civilisations représenter Dieu est interdit et dans d’autre il est impossible de passer outre. Nous pouvons relever qu’une fois la question de la ressemblance artistique évacuée au XXème siècle, le religieux existe toujours dans la représentation artistique.
L’art va sans cesse essayer de retrouver sa substance spirituelle, de la création en cherchant à utiliser le monde des sens pour pénétrer dans le monde de l’esprit, et de l’âme.
En Europe au début du XXème siècle la majorité des mouvements artistiques et d’avants-gardes, dans leurs fondements et dans leurs manifestes, ont voulu rompre avec toutes les formes héritées de la religion et des ses croyances, des dogmes. Néanmoins les artistes vont essayer de se détacher encore de l’incarnation pour permettre à l’art de devenir un médiateur entre l’homme sensible et la spiritualité par le biais de la question du sacré, ou des interrogations métaphysiques. Preuve dans la présence de motifs iconographiques religieux, tels que la Croix, le Crucifié, ou encore la Pietà encore aujourd’hui ou des explorations du surréalisme dans la psychanalyse. L’art est une sorte de lien spirituel, qui porte l’idée qu’il aurait pour fonction de guérir l’homme et la société de tous ses maux.
Le doute est encore présent aujourd’hui dans les problématiques artistiques.
L’artiste niçois Ben Vautier, dit Ben, ouvre il y a quelques années La Fondation du doute à Blois.
Il est indiqué sur son site internet dédié :
« La Fondation du Doute est ouverte à toutes les formes, à tous les possibles pourvu qu’ils nous surprennent, qu’ils nous amusent, qu’ils nous persuadent que l’art, comme le dit si justement Robert Filliou, « est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art ». La Fondation du Doute à « pour objectif de promouvoir la concomitance, l’importance de la non-importance, les détails de la vie, le tout possible, l’idée, l’humour, l’«event», la théorie, le manifeste, l’action», et il ajoute «La mécanique du doute pèse le pour et le contre, capte toutes les voix, enregistre et transmet, mélange et malaxe, mesure les limites de l’art, s’interroge et interroge les frontières. Sa Fondation est un lieu d’apprentissage où sa méthode iconoclaste est enseignée.» Je rajoute que le doute, à mon sens, fait partie intégrante de la création artistique, comme le vide abyssal de la « feuille blanche ».
Je cite le cas de Joseph Beuys pour illustrer mon propos.
Beuys est un artiste allemand qui apparient au mouvement Fluxus, comme Ben.
L’œuvre symbolique et autobiographique de Beuys s’inspire d’événements personnels et son travail questionne sa place d’homme dans la société. Il utilise des matériaux variés comme la graisse et le feutre car il a été enrôlé de force comme pilote dans la Luftwaffe, l’armée de l’air allemande, et il s’est écrasé en Crimée en 1943. Laissé pour mort, des nomades Tatares l’ont trouvé et soigné, selon une technique ancestrale de prévention de l’hypothermie. Lorsqu’il s’est réveillé il était recouvert de graisse et enroulé dans des couvertures de feutre. Cette expérience, réelle ou faisant appel à sa mythologie, le doute persiste quant à cet événement, sera déterminante dans sa pratique, et son œuvre privilégiera dès lors les thèmes de la résurrection, de l’énergie vitale et de la relation de l’individu avec le groupe et le cosmos.
En 1974 il réalise une performance surprenante appelée « I like America and America likes Me ».
Vidéo de la performance :https://vimeo.com/240418390
Il programme toute sa performance à l’avance. Une ambulance vient le chercher à son domicile de Düsseldorf, en Allemagne. Il se fait conduire à l’aéroport, prend un avion dans une civière, emmitouflé dans une couverture de feutre puis qui décolle pour New-York. Là-bas, il se fait conduire de l’aéroport Kennedy au lieu de l’exposition, toujours dans une ambulance couché dans sa civière et escorté par les autorités américaines, jusqu’à la galerie René Block pour ne pas poser pied sur le sol américain ni sur celui de la galerie car il s’était fait la promesse, que tant que durerait la guerre du Vietnam, il ne le foulerait pas le sol américain.
Beuys va partagera durant trois jours la cage et la litière installées dans la galerie en compagnie d’un coyote sauvage, capturé dans le désert du Texas.
Pendant ces 3 jours, emmitouflé dans sa couverture de feutre avec son célèbre chapeau, il joue avec le coyote, sa canne et sa lampe torche. Le coyote s’amuse à déchirer sa couverture et Beuys le laisse faire. Peu à peu ils tissent des liens et jouent même. Ils s’apprivoisent l’un et l’autre. Après avoir partagé cette expérience, il repart à Düsseldorf comme il est venu.
Beuys, dans cette performance, met en scène les écarts créés entre la nature, les villes modernes, et la culture. Leur apprivoisement décrit les conditions de l’acceptation. Le coyote représente les Amérindiens et leur massacre pendant la conquête du pays. Beuys représente l’esprit de l’homme blanc et le coyote celui de l’Indien aussi. Le coyote est un animal vénéré par les Indiens d’Amérique et exterminé par les Blancs. Il essaie de réconcilier les esprit des Blancs et des Indiens, le coyote représente également le médiateur spirituel. Certains s’accordent à dire que sa performance ressemble à une transe chamanique. A sa manière, sa transe doit servir à ébranler la foi pour guérir les plaies de la société contemporaine.
Dans la tradition chamanique, l’initié (le futur chaman) sacrifie son moi profane au cours d’un rituel pendant lequel il reçoit la lumière pour qu’il puisse voir dans l’obscurité et prédire l’avenir ou lire les secrets d’un autre homme au travers de l’extase. Pour renaître, l’initié va fusionner avec un esprit animal dont les forces lui permettront d’accroître ses capacités et de communier avec la nature et son énergie qui existe en chaque élément de l’univers et qui anime le cosmos.
D’autres pensent que Beuys démontre que l’être l’humain a la capacité de se transcender, et que l’artiste est un révélateur.
Pour autant, cette performance, comme l’art contemporain plus généralement, laisse le spectateur perplexe, dans le doute, en somme. Comme beaucoup d’artistes, laisser planer ce doute est volontaire et fait partie de la démarche consistant à ouvrir une fenêtre de réflexion pour le spectateur en le laissant devenir acteur de sa réflexion critique et acquérir ses propres certitudes. L’œuvre n’est plus l’affirmation d’une vérité et d’une vision de l’artiste, même si on ne peut pas évacuer cette idée, mais plutôt le vecteur de passage, un flambeau de transmission.
Pour mémoire, Jackson Pollock, peintre abstrait, célèbre pour ses toiles, peignait avec sa technique du dripping, de l’action painting puis du all-over, et laissait couler de ses pots de la peinture ou la projetait sur ses larges toiles posées au sol. Il était aussi fasciné par la culture Amérindienne et les rituels chamaniques. Il cherchait dans ses projections de peinture à exprimer la transe et la fusion spirituelle du rituel et les gouttes de peinture représentaient des graines porteuses d’une nouvelle vie comme les gouttes de pluies permettraient aux graines de féconder le sol. Il peignait en dansant sur ses vastes toiles posées au sol comme dans une transe chamanique, créant un vaste réseau de points et de lignes enchevêtrés, dans lesquelles la pensée magique de l’invisible et de la foi sont bien présentes, et en tous cas continuellement questionnées. Là encore son propos n’est pas unique et laisse le champ des possibilités pour que chacun trouve des pistes de réflexion à sa mesure et amorce sa recherche personnelle.
Vidéo du travail de Pollock : https://www.youtube.com/watch?v=JZ3glUYHa3Q
D’autres n’y ont vu qu’un enchevêtrement de taches et lignes colorées et superposées et ont fait de lui un des maîtres de l’abstraction et de l’expressionnisme abstrait, lorsque d’autres penseront que ces lignes et tâches, sont les traces laissées par son voyage spirituel et dansant sur la toile, un fils d’Ariane en somme.
Ces expériences artistiques me font penser à la franc-maçonnerie dans leur fonctionnement et leurs objectifs.
En franc maçonnerie, le doute est un outil indispensable du raisonnement et une méthode de travail. Le rituel nous y incite et nous le permet.
Nos travaux en Loge sont fait pour nous faire réfléchir et pour nous faire douter de nos certitudes afin de nous libérer de tout dogme dans le but de nous affranchir de toutes nos entraves. Les questions de nos Sœurs et Frères nous permettent de suspendre notre jugement, de réfléchir et d’aller plus loin dans nos raisonnements pour nous pousser à parfaire nos recherches et notre travail afin de polir notre pierre brute. Les planches sur lesquelles nous travaillons ne nous apportent pas de solution clef en main mais sont autant de pistes riches de savoirs et d’enseignements à poursuivre.
La franc-maçonnerie n’est pas faite pour apporter des réponse et concevoir des dogmes, elle permet de se poser les bonnes questions et de douter d’un certain nombre de certitudes sans enfermer ses membres dans aucun dogme afin de rendre le Franc-Maçon libre.
Extrait de l’Article premier de la Constitution du Grand Orient De France: « La franc-maçonnerie a pour principes la tolérance mutuelle, le respect des autres et de soi-même, la liberté absolue de conscience. Considérant les conceptions métaphysiques comme étant du domaine exclusif de l’appréciation individuelle de ses membres, elle se refuse à toute affirmation dogmatique. Elle a pour principes la tolérance mutuelle, le respect des autres et de soi-même, la liberté absolue de conscience.»
Au début du chemin maçonnique lorsque je viens frapper à la porte du temple, je doute. Si je demande à être éclairé c’est que j’attends de trouver des réponses à mes questionnements de ma vie profane. Vais-je y être acceptée? Vais je y trouver des réponses à mes interrogations? Serais-je à la hauteur? Je doute de moi et du chemin à emprunter. Dans mon cas, mon manque de confiance en moi, abyssal, et surtout la comparaison avec d’autres, dont le chemin maçonnique emprunté est, a été, est encore, pour l’un d’eux qui m’est très cher, exemplaire. Vais-je être à la hauteur de leurs attentes ? Ne va-t-on pas me comparer à eux et attendre de moi leur exemplarité ? Puis vient le moment de réflexion dans lequel phrases et symboles vont mettre à l’épreuve mes doutes? Suis-je capable ? Comment ne pas douter lorsque je lis «Si la curiosité seule t’a conduit ici, va-t’en !».
Ensuite, d’autres phases symboliques m’ont appelé à une introspection telle: «Mais ce n’est pas toujours devant soi que l’on rencontre des ennemis,…», j’ai entendu, en voyant mon reflet dans un miroir «Notre plus grand ennemi est souvent en nous-mêmes et il nous faut d’abord combattre nos erreurs, nos préjugés et nos passions … »
La connaissance de soi, constitue la première clé pour amorcer l’enseignement maçonnique, libérée de mes entraves profanes, de mes sens, de mes passions, répondant au « connaît-toi toi-même» de Socrate. Doute et humilité sont nécessaires à cette tâche.
A ma naissance d’ Apprentie, je m’éveille et je ne sais rien ou presque rien, puisque je « ne sait ni lire ni écrire», tous les doutes sont permis. Ils peuvent m’inquiéter, d’autant que mes pas d’apprentie doivent aussi être prudents et hésitants comme la «skeptomai» qui suspend mon action pour mieux appréhender ma réflexion imposée par le respect de la règle du silence. Je reste silencieuse comme suspendue de tout jugement avant l’examen minutieux de l’élément abordé avec la prudence requise. J’écoute le travail de mes Sœurs et mes Frères, je travaille et je ne dois pas précipiter ma réponse afin de réfléchir. En respectant le silence, j’apprends à écouter, à taire mes passions et à maîtriser mes sens, et, apporter, plus tard une réponse construite.
En préambule, j’annonçais que le mot « doute » vient du radical latin « dub », le double. J’ai commencé à regarder alors autour de moi des expressions du nombre deux.
Le deux représente toutes les dualités de la vie et du monde.
Deux est un nombre qui représente toutes les oppositions : les deux sexes, le jour et la nuit, la vie et la mort, le bien et le mal… C’est un nombre symbole de conflit dont on retrouve la racine dans le verbe «diviser», mais il n’est pas que négatif, il représente aussi l’union de deux contraires permettant la progression comme le symbole de l’union et de l’équilibre, le Yin et le Yang, et dans notre loge, les Sœurs et les Frères réunis dans le travail.
Je retrouve cette dualité dans équilibre créé par le soleil et de la lune, mais aussi par le pavé mosaïque composé de carrés blancs et noirs alternés. Celui-ci évoque les dualités, les oppositions, les contraires que nous observons ou subissons. Il révèle l’ombre et la lumière, le féminin et le masculin, le bien et le mal, la vérité et le mensonge, le matériel et le spirituel, et me rappelle la nécessité de coexistence des contraires pour atteindre la perfection de l’équilibre en toute chose. Je dois prendre le temps d’examiner avant de comprendre puis d’émettre un jugement, de décider.
Les ciseaux et le maillet, outils des apprentis, sont encore les outils dont nous devons nous munir pour commencer notre travail afin polir notre pierre brute. Le ciseau tranche avec discernement. Il tranche la pensée comme les aspérités de la matière de la pierre brute afin d’éliminer nos passions alors que la pensée a été suspendue tant qu’elle ne se sent pas assez éclairé pour porter un jugement et se prononcer. Le maillet représente l’action, la force et la volonté nécessaire qui met à exécution la décision. Les deux outils sont indissociables car séparés, ils sont inefficaces et mes doutes perdureraient.
Pour entreprendre la recherche de la Vérité, le Franc Maçon doit se soumettre à l’épreuve du doute et s’éloigner de ses certitudes afin d’amorcer son travail en combattant ses certitudes passées, ainsi il se libère et espère atteindre la perfection.
Douter c’est accepter de se tromper et de recommencer, accepter de prendre son temps pour décider en se nourrissant et en digérant toutes les connaissances acquises avec humilité et détermination.
Poursuivre son chemin maçonnique, ce n’est certainement pas s’éloigner de ses doutes. J’imagine que chacun de nous connaît dans son parcours maçonnique des moments d’hésitation, d’incertitude qui retardent quelques fois nos progrès, mais gardons à l’esprit que «le doute est le sel de l’esprit» dixit le philosophe Alain.
J’ai dit.
Christine le G.°.
Cannes, mardi 4 décembre 6018