VÉRITÉ ET TOLÉRANCE , Un mariage difficile mais nécessaire
La recherche de la Vérité, le respect de la Tolérance : deux des grands principes énoncés dans l’article premier de la Constitution ; deux des valeurs « canoniques » qui composent et fondent l’humanisme maçonnique ; deux des devoirs solennellement et régulièrement proclamés dans le temple au début de chacune de nos tenues !
Pourtant, Tolérance et Vérité peuvent trouver à s’affronter. A vouloir les observer scrupuleusement , nous pourrions mettre notre conscience en porte-à-faux et l’engager dans un de ces conflits fréquents qui mettent aux prises le Cœur et la Raison, les exclusives rigoureuses de la Raison et les généreuses indulgences du Cœur….
Aussi, l’invitation pressante et répétitive qui nous est faite à répondre de façon pleine et entière à cette double prescription pourrait-elle nous amener , en toute légitimité, à nous demander si l’exigence de la Vérité est compatible avec le souci d’être tolérant.
En revisitant ces deux concepts, nous tenterons de mettre à jour les conditions d’une conciliation éventuelle qui, sans rien enlever à l’une ou à l’autre de ces vertus , permettront de sauver de l’abîme d’un divorce, un mariage si difficile et pourtant si nécessaire !
Vérité et Tolérance ou l’intolérance de l’intolérable
Vérité intolérante : une conquête des Lumières pour une culture de l’humain
Il est de l’essence de la Vérité d’être dite.
Il est de l’essence de la Vérité d’être intolérante.
Elle est même « souverainement » intolérante, comme l’a dit un philosophe du XVIII°siècle, qui ajoutait : « L’intolérance de la Vérité proscrira un jour jusqu’au nom de temple, ce « fanum », qui a prêté son étymologie au mot « fanatique » !
C’est que la recherche de la Vérité, si elle est passionnante et passionnée, reste une véritable épreuve, qui appelle à des affrontements nombreux et souvent risqués ; elle exige des efforts, de la patience, du courage, voire une véritable ascèse.
Dans le fouillis des apparences qui la masquent à nos yeux (cf : le grec « alètheia », proprement : « découvrir ce qui est caché »), la vérité peut difficilement se discerner de l’illusion. Sans compter la malignité de ses nombreux adversaires qui la redoutent, s’emploient à la travestir, l’emprisonner et même à l’excommunier. C’est pourquoi, elle est le fruit d’une quête exigeante et patiente, et, quand enfin elle se livre, ce n’est jamais que partiellement et sous la réserve du provisoire, du relatif et de l’éphémère.
Mais dès lors qu’elle se découvre, elle se « claironne » comme un triomphe, se démontre glorieusement, se veut convaincante, insoucieuse des sensibilités, souvent blessante, parfois rebelle et même révolutionnaire, provocante même, rarement charitable…..Car la Vérité se proclame comme un haut fait humaniste. Chant de victoire de la Raison sur la coutume et le préjugé, incessamment, elle mène un combat sans merci, le plus souvent combat de franc-tireur, pour délivrer l’esprit humain de la croyance et du dogme….
Fierté de l’homme libre qui n’a de compte à rendre qu’à sa Raison, elle a, comme la liberté, ses héros et ses martyrs. Ainsi a-t-elle conquis le droit de se dire, et de se dire hautement et sans ménagement, avec l’enthousiasme légitime d’un explorateur offrant une terre nouvelle au Progrès et à la Civilisation.
Le devoir de dire la vérité, si l’on en croit le philosophe Kant, n’admet aucune exception ; « La véracité dans les déclarations, dit-il, est le devoir formel de l’homme envers chacun, quelque grave inconvénient qu’il en puisse résulter pour lui et pour un autre ».
Cette quête passionnée de la vérité est l’une des lumières centrales de la philosophie du XVIII°siècle qui nous a appris que si la liberté était un droit universel, seul pouvait être libre un homme « éclairé » , cad, un homme instruit dans le culte et la culture de la vérité. Et celle-ci, comme le dit Renan, ne relève « ni de la culture française, ni de la culture allemande, ni de la culture italienne…..mais de la « culture humaine » .La Vérité nous promeut ainsi vers l’universel, elle appartient à l’humanité..
Une tolérance …intolérable : Le multiculturalisme moderne ou la « religion de la différence ».
Cette prérogative suffirait à légitimer son exigence et à la dispenser de l’inquiétude même de la tolérance. Mais laissons-la au moins nous éclairer et donnons-nous le devoir de ne pas la brider ; gardons-nous de la neutraliser, de la domestiquer, de la nettoyer de tout ce qui , en elle, contredit la bien-pensance et le politiquement correct. « Il faut toujours dire ce que l’on voit, disait Péguy. Surtout, il faut toujours , ce qui est le plus difficile, voir ce que l’on voit » ! Voir ce que l’on voit, en effet, ne va pas de soi, lorsque « le besoin d’illusion est profond ». Le Juste reste-t-il juste une fois délié du vrai ? Qu’y a-t-il de vertueux dans une morale qui ne s’astreint plus au devoir de clairvoyance ? « Dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, dire bêtement la vérité bête… » disait encore Péguy dans ses Cahiers de la Quinzaine. « Sapere aude », renchérit Kant, « aie le courage de te servir de ton propre entendement. Ose voir,savoir, reconnaître et dénoncer !
Simple mais rude tâche ! Aujourd’hui, force est de reconnaître que l’on ne voit plus vraiment ce que l’on voit et que l’on a mauvaise conscience parfois à être clairvoyant!Malheur à celui qui ose crier : « Le roi est nu ! » Notre démocratie semble souffrir d’une trahison du langage. On n’entend plus qu’une parole masquée, édulcorée, craintive. Parole perdue, hélas ! A force de précaution oratoire, le verbe , comme frappé d’asthénie, ne dit plus rien ! La rhétorique a eu raison de la vérité. Bref, pour plagier Albert Camus, à force de « mal nommer les choses », nous avons fini par « ajouter à la misère du monde ». Schizophrénie ou psychose ? Le fait est qu’ une tolérance « galopante » nous submerge, soulevée par une sorte d « ‘inflation » de l’altérité qu’un philosophe moderne appelle « la religion de la différence » ! Mal endémique ,semble-t-il à la modernité –ou à ce qu’on appelle la « post-modernité , »—qui dénature ou défigure la véritable tolérance en lui faisant perdre son statut de valeur culturelle et morale.
C’est en 1864 que l’article premier de la Constitution supprime la mention : « La Franc-Maçonnerie n’exclut personne pour ses croyances », pour la remplacer par l’expression : « tolérance mutuelle », élargissant ainsi, le concept de l’ « Autre », désormais accepté avec toutes ses différences, mais aussi avec sa capacité supposée à s’adapter avec souplesse à celles d’autrui ! Car, ne sommes-nous pas aussi l’autre de l’Autre ? Et cet autre, n’a-t-il pas le droit , lui aussi, d’être et de persévérer dans son être ?
La tolérance implique donc ,et c’est là un enseignement de l’éthique maçonnique, la reconnaissance de la liberté de conscience pour soi et pour les autres. Elle est la condition « structurelle » de l’espace laïque, où la diversité trouve droit de cité, où est rendue possible la cohabitation de toutes les cultures, où le dialogue a des chances de s’instaurer entre des individus que tout condamnait a-priori à l’isolement, voire à l’exclusion.
La tolérance est donc un droit et un devoir civiques. En tant que valeur, elle en appelle à notre conscience d’homme pour transcender les différences qui pourraient nous diviser.
Généreuse profession de foi maçonnique ! Noble idéal laïque ! Encore une belle utopie !
Notre monde, en effet, nous offre l’image affligeante d’une société éclatée, fracturée, déchirée par les haines, le racisme, le fanatisme et la violence. La virginale Tolérance de notre temple laïque, semble bien avoir été violentée par l’ « Identité culturelle », sacro-sainte « valeur » canonisée par l’anthropologie moderne, pour cautionner les traditions les plus barbares !
Gardons -nous, malgré tout, de sombrer dans le pessimisme. Le combat est à poursuivre, l’enjeu humain et social en vaut la peine. L’utopie de la tolérance doit continuer à nourrir et à dynamiser nos efforts pour faire advenir une société meilleure…Mais…..
Mais c’est un fait patent , confirmé et prouvé que le concept de civilisation, instauré et défendu par les Philosophes des Lumières, a été abandonné au profit de la notion moderne—ou post-moderne– de « cultures » (au pluriel)—composé de techniques, de mœurs, d’institutions, de croyances, de traditions….Ainsi, l’ « identité culturelle » a purement et simplement remplacé le concept de « culture », qui avait été l ’emblème des Lumières, aujourd’hui reléguée aux côtés des antiquités classiques…..
Tout le mal, à notre avis, vient de là.
Les différences qui auraient dû être « absorbées » dans la diversité pour l’enrichir et la rendre enrichissante, se sont affirmées, proclamées avec arrogance et imposées, rétablissant ainsi le culte de préjugés séculaires.
Désormais, comme le dit le philosophe Finkielkraut, « épousant la cause des humbles et des déshérités, on décrète la mort de l’Homme au nom de l’homme différent et…la déchéance des valeurs universelles ». Les Barbares n’existent plus ! Ce ne sont plus désormais que des hommes d’ « une culture différente », et qui méritent donc d’être entendus et accueillis comme tout un chacun, sous peine de tomber sous l’accusation du sociologue Levi-Strauss qui affirmait que « le barbare, c’est d ‘abord l’homme qui croit en la barbarie » ! Nous serions même passibles , à ses yeux, d’ « obscurantisme » puisque notre indignation éventuelle ne pourrait signifier que « le refus aveugle de ce qui n’est pas notre » ! Remarquons que , vingt ans plus tard, notre sociologue est résolument revenu sur son jugement….
Ainsi ne s’agit-il plus d’ouvrir les autres à la raison, il faut s’ouvrir soi-même à la raison des autres !
Est-ce vraiment cela la Tolérance ? La bonne conscience, certes , nous est interdite, mais il y a des limites à la mauvaise conscience.
Devons-nous être tolérants à l’intolérance de ceux qui, restant insensibles aux valeurs autres que les leurs, se campent dans une posture d’exclusion ? Animés présomptueusement de la conviction de détenir une vérité absolue, leur fanatisme crie à l’intolérance de ceux qui ne la partagent pas ! Véritable chantage à la tolérance que l’exigence de la vérité se doit de dénoncer !
Devons-nous être tolérants contre l’humanisme des Lumières auquel nous croyons tant en Maçonnerie, et dont les objectifs principaux avaient été rappelés dans l’Acte même constitutif de l’UNESCO, en 1945 : « Assurer à tous le plein et égal accès à l’éducation, la libre poursuite de la vérité objective, et le libre échange des connaissances » ?
Devons-nous être tolérants contre « la » Civilisation, dont le projet central était d ‘assurer la communication universelle des savoirs et d’apporter la lumière à ceux qui en sont privés ?
Voilà ce que l’exigence de la vérité est en mesure de mettre à jour. Elle a l’immense mérite de dénoncer les mensongères et abusives valorisations, les pleureuses victimisations qui en appellent à la sensiblerie , misant sur « la pesanteur de nos inclinations » selon le mot de Jankélévitch ; elle fustige aussi l’ingratitude affichée envers les philosophes des Lumières, coupables , au regard de modernité de s’enfermer dans un ethnocentrisme rétrograde et insultant
Mais, répétons-le, le combat doit être poursuivi. Il sera d’autant plus difficile qu’il devra se mener à contre-courant d’un siècle où le parti-pris absolu de l’Autre a fait dire à René Char : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament »
Est-ce bien desservir la Tolérance que de condamner une tolérance aveugle et tyrannique ? Et, au nom du généreux principe de l’ « ouverture aux autres » , doit-on tolérer l’intolérable et l’intolérant ?
Rappelons enfin que la vraie tolérance n’est d’origine ni compassionnelle,ni caritative ; elle est un engagent citoyen , décidé d’abord sur une injonction de la raison et non sur une inclination du cœur.
VÉRITÉ ET TOLÉRANCE : UN MARIAGE DE RAISON
Que faire alors ? La société étant ce qu’elle est, doit-on déclarer une guerre sans merci à une tolérance pervertie, au nom d’une Vérité trop clairvoyante ?
Faudrait-il, au contraire, renoncer aux lumières de la raison pour satisfaire une conscience timorée et devenue peu exigeante et souscrire ainsi au sentiment du journaliste Jean-Michel Gros qui écrivait dans le Monde du 13 Juillet 1973 : « Aujourd’hui la tolérance est devenue une idée molle, il s’agit de muer en vertu ce qui n’est que notre vide de conviction intellectuelle » ?
Nous pourrions aussi, pourquoi pas,—mais la chose n’est pas simple—nous convertir à la conception lévinassienne qui ratifie une véritable vocation de la sainteté : j’assumerais a-priori une responsabilité infinie envers l’autre, même si celui-ci m’ignore, ou me regarde avec indifférence, ou me fait mal ! « Asymétrie éthique », seule capable aux yeux du philosophe de faire entrer un peu d’humanité dans un monde en proie aux plus déchirantes haines……
Pourtant, Tolérance et Vérité ne sont pas nécessairement appelées à s’affronter, même s’il est de la condition humaine que nous soyons souvent partagés entre des exigences contradictoires.
L’histoire a maintes fois montré , en effet, combien la Vérité pouvait être redevable à la tolérance , laquelle a favorisé le progrès des civilisations et permis des acquisitions spirituelles , économiques, politiques et sociales, faites justement au contact des sociétés étrangères.
D’autre part, c’est presque un lieu commun d’affirmer que toute vérité , pour s’établir, a besoin de tolérance. Comment oublier, en effet, que je peux me tromper, qu’autrui peut avoir raison et que j’ai besoin d’examiner ses opinions , quelles qu’elles soient ? « Il y a un moment, disait Alain, où l’esprit dogmatique doit se mettre tout entier dans les raisons qui lui sont opposées . C’est ainsi qu’on réfléchit ».
On sait, enfin, que la vérité se construit avec le concours des autres. En toute humilité, reconnaissons avec Camus, que « nous avons besoin de consulter les autres et de compléter ce que nous savons par ce qu’ils savent ».
La Tolérance est donc un moyen de gérer la faillibilité de la raison.
Mais c’est surtout au titre de valeur humaine universelle et civilisatrice
qu’elle mérite aussi d’être défendue. On sait à quelle barbarie l’intolérance a donné lieu ; on sait combien elle a pu s’avérer désastreuse et entraîner des régressions irréversibles. et l’ histoire des idées montre que tous les humanismes, depuis la Renaissance jusqu’au siècle des Lumières, n’ont pas eu d’adversaire plus acharné.
Ainsi, Tolérance et Vérité peuvent et doivent entretenir une collaboration étroite, d’autant plus que toutes deux , relèvent, par nature, d’une éthique de l’effort et de la volonté, de l’humilité et de la prudence.
Que de doutes, en effet, d’hésitations, de risques à prendre avant d’atteindre à une « vérité » que l’on consent finalement à assumer, sachant bien , au fond de nous, qu’elle n’est que probable, car « il n’y a pas de preuve à la rigueur » ! Vérité vouée aussi à l’instabilité puisque « toute idée devient fausse au moment où l’on s’en contente » (Alain)
N’est-il pas juste, non plus, de reconnaître que l’homme n’est pas spontanément tolérant ? On peut facilement imaginer tous les obstacles qu’il doit franchir avant d’arriver à s’imposer une attitude aussi généreuse et aussi contraire à sa nature. Nous l’avons déjà dit, la tolérance n’est ni la charité, ni l’amour, ni la fraternité. Les élans du cœur n’y sont pas vraiment sollicités. Il s’agirait plutôt de triompher de son égoïsme, de ses préjugés, de ses convictions personnelles, de ses croyances…bref, de tout ce qui pourrait nous réduire à l’isolement, au retrait ou au rejet. L’Autre, ne l’oublions pas, est le grand rival du « je », l’autre est d’abord notre ennemi. Sans compter le fait, fréquent aujourd’hui, que nous pouvons avoir à faire face à une altérité prisonnière de « sa » culture, en proie au refus du dialogue, à la mauvaise foi, à l’ignorance, voire à la haine…..
CONCLUSION
Finalement, libérées d’un jeu social pervers et contraignant qui les altérait toutes deux, récupérant l’exigence et la rigueur propres à leur nature , qui en font des vertus, elles pourraient, dans une alliance de raison, trouver à se nourrir d’une complémentarité éminemment bénéfique pour elles-mêmes et pour toute la société. Elles figureraient ainsi, côte à côte, avec une cohérence plus évidente au milieu de cette constellation de valeurs maçonniques dont s’éclaire l’article premier de la Constitution.
On ne dira jamais assez combien « les marchands de sommeil » trouvent de connivence en nous: rester suffisamment éveillé coûte de la peine et de l’énergie. C’est pourquoi, l’on est tenté de se demander si ce n’est pas la route elle-même , plus que le bout de la route, qui importe le plus.
Certes, la vérité et la tolérance sont estimables en soi, au moins par le progrès qu ‘elles ont vocation à servir, mais elles le sont surtout à nos yeux par la peine et le travail sur soi et sur les autres qu’elles exigent de l’homme qui les recherche.
Souhaitons seulement que la Tolérance , aujourd’hui en particulier, entende plus souvent la voix de la Raison, afin de ne pas céder à la tyrannie de l’altérité, et de mieux déjouer les pièges d’une générosité trop vite consentie ; espérons aussi que la Vérité, de son côté, saura rester acquise et fidèle à l’esprit de la tolérance afin d’éviter l’aveuglement de l’indifférence et l’enlisement dans le fanatisme et le dogmatisme.
William DAR.°. le 2-02-2016