J’ai voulu prendre un sujet qui me permettrait de me présenter, d’évoquer à ce moment de ma vie où je vous ai rejoint, les questions que je me pose. J’espère que vous ne la trouverez pas trop présomptueuse et que vous la recevrez avec bienveillance.
Même si le sujet que je veux évoquer, la Liberté, l’Égalité et la Dignité, peut paraître ambitieux et provocateur, il ne s’agit pas pour moi de m’attaquer en ce lieu à notre devise républicaine en prétendant la modifier. Elle a son souffle, sa respiration, son rythme, qu’elle soit inscrite sur le fronton de nos édifices, sur notre monnaie, sur nos documents administratifs, ou qu’elle résonne dans nos acclamations. La Fraternité résonne comme la convivialité, alors que la Dignité a une résonance plus solennelle, plus figée. Je ne voudrais pas pour cela modifier notre belle devise.
Mais, en y introduisant une dissonance, je voudrais la revisiter sous un autre angle pour ce qu’elle est , pour ce qu’elle était et pour ce qu’elle pourrait être encore , et bien sûr ouvrir une possibilité de débat, de discussion, sans chercher à polémiquer ni à provoquer.
De la Fraternité à la Dignité, il n’y a je le crois, qu’une question de point de vue pour regarder le même objet. La Fraternité suppose une relation à l’autre dans un rapport fraternel, même père et/ou même mère, qui pourrait renvoyer davantage à une appartenance à une famille, et élargie à un groupe, à une communauté. Le risque si cette communauté n’est pas ouverte et généreuse comme à son sens étymologique de « cum munificens », d’une générosité avec éclats, c’est qu’elle rentre en contradiction avec une reconnaissance dans l’étranger qui n’en fait pas partie, d’une dignité partagée. N’avons-nous pas parfois la tentation de nous percevoir comme faisant partie d’une élite, lorsque nous opposons par exemple le profane à l’initié ? Mais notre fraternité se veut heureusement universelle comme le plaisir de nous appeler frères nous rend heureux. Et je ne me vois pas, mes très chers sœurs et frères, vous appeler « mes très chers dignitaires »….
La Dignité, ce pourrait être je le crois, la Fraternité dans une perspective plus verticale qu’horizontale, sous l’angle de l’éthique pour aller vers le haut avec les valeurs sociétales, et vers le bas sous l’angle du sujet. Ce pourrait-être alors une fraternité d’abord avec soi-même au sens où elle permet de ne pas devenir autre à soi-même, aliéné, mais de se maintenir intègre. Et dans un deuxième temps, en reconnaissant à l’autre le droit à sa dignité et en l’aidant à conquérir ce droit, elle devient Fraternité.
La dignité passe ainsi d’abord par le sujet, par l’un qui se la reconnait à lui-même avant de la reconnaître dans son universalité à l’autre, et c’est alors une démarche plus assurée de construire à partir de celle-ci, une fraternité qui ne soit pas repliée sur elle-même.
Je vais tenter d’expliquer ce que ce point de vue peut apporter pour en renouveler la vision et tenter de mieux comprendre notre actualité.
L’exercice de la réflexion maçonnique, tel qu’il m’a été transmis, se présente pour moi comme une tentative à un moment donné, de concentrer des connaissances, c’est-à-dire des savoirs qui ont été éprouvés par l’expérience de nos moyens de compréhension, nos sens, nos émotions, nos capacités intellectuelles, notre mémoire personnelle ou collective, forcément sensible. Et aussi comme une tentative de communiquer par l’exposé, ou de transmettre par la voie symbolique qui en permet la compréhension, cette expérience. Et c’est à partir de ce travail et de cette transmission que peuvent s’opérer en nous les transformations qui porteront nos éclairages et nos lumières à l’extérieur de la Loge.
Mon exposé va donc être en forme de kaléidoscope, mêlant à la fois des expériences vécues ou en train de l’être, des savoirs acquits par la formation ou la lecture, qui se mélangent et se rencontrent, quasiment par hasard, si le hasard existe. Et il relève plus d’un cheminement intérieur que d’une démonstration.
Pour revenir au sujet, justement…, ce sont de récentes difficultés dans mon travail qui m’ont conduit à me poser ces questions. Je me suis demandé quels étaient les ressorts qui me poussaient à vouloir agir, alors que je pouvais me sentir dans un certain sentiment de sécurité, ayant un emploi pérenne, y étant reconnu, baignant dans une atmosphère plutôt accommodante, voire permissive. Il s’agissait pour moi de faire respecter la convention collective qu’un non dit de plus en plus prégnant dans la culture d’entreprise faisait passer pour obsolète. Quelle était cette idéologie qui m’aurait poussé à ne pas souhaiter vouloir faire valoir un droit, comme s’il s’agissait d’une trahison ? Comment les relations sociales avaient-elles évoluées dans leurs représentations pour que j’en vienne à me sentir coupable quoi qu’il en soit, que j’agisse ou non, incapable de décider et me sentant prisonnier d’une inhibition ? J’en venais à me poser la question shakespearienne qui est une interpellation : « être ou ne pas être ? ».
Lorsque j’étais étudiant en première année de Droit, notre professeur de droit constitutionnel avait organisé son cours en trois parties, sous la forme classique de la thèse, de l’antithèse et de la synthèse, en donnant à chacune les termes de notre devise républicaine : selon les moments de notre histoire, ils s’opposaient, se complétaient, se synthétisaient. La Liberté s’opposait à l’Égalité comme la Droite à la Gauche, et la Fraternité, au Centre, permettait de les réunir dans le projet républicain en en faisant la synthèse. On ne parlait pas alors de socialisme libéral.
Ce schéma ne me donnait pas les clés de mon inhibition, l’idée de Fraternité me renvoyant au contraire à une sorte de sentiment d’appartenance communautaire opérant une pression de conformité au groupe qui ne me portait pas à agir.
Je ne parvenais pas non plus à faire la synthèse entre ce doute sur l’action et des réflexions que je m’étaient faites sur l’être et l’égo, au moment des intempéries d’octobre puis des attentats de novembre, qui m’avaient révélés ou rappelés comment dans les moments essentiels de l’existence, face à une naissance, à l’amour ou à la mort, il semble que la carapace de l’égo puisse se fendre pour laisser apparaître la lumière de l’être, et en l’occurrence un être collectif, courageux, généreux et solidaire, s’étonnant de lui-même, d’être .
Au moment de ses intempéries d’octobre, je m’étais rendu au festival du livre de Mouans-Sartoux et j’avais été attiré par l’affiche d’une conférence donnée par Alain Touraine, ce nom évoquant pour moi avec nostalgie la sociologie française lors de mes années d’étudiant. Je suis arrivé en retard, quasiment à la fin de son intervention, juste pour l’entendre parler de dignité et de sa négation dans le monde du travail. Ces propos ont résonné en moi et je l’ai suivi à l’extérieur à son stand de dédicace. Je voulais lui demander comment il pouvait opposer le travail et la dignité en lui citant la définition d’Aragon « le travail c’est la dignité de l’homme ».
Il était évident que nous étions sur un quiproquo et que je ne pouvais m’en tenir à une phrase entendue hors contexte. J’achetais donc son livre « Nous, Sujets humains « qu’il me dédicaça gentiment en y expliquant qu’il défendait passionnément le travail « dans le social de subjectivation ». J’ai alors commencé à lire son livre, un peu par hasard, pour comprendre notamment cette dédicace pour moi obscure et je me suis rendu compte combien il faisait écho à mes interrogations : « pourquoi les relations sociales, les mouvements sociaux, me semblaient-ils s’être vidés de leur substance et comment redonner un point d’appui à une possibilité d’action ?
Son analyse m’a semblé aussi en telle résonance avec les questions que j’ai vu affleurer dans notre loge, celle sur le sacré notamment, que j’ai souhaité vous la faire partager en la mettant au centre de ma planche. Il faut dire que conduit à me demander si Alain Touraine était franc-maçon, je suis allé poser la question sur Google, ce qui m’a conduit sur une page d’Al Manar, le journal en langue française du Hezbollah, où un article dénonçait la constitution judéo-maçonnique du gouvernement Hollande, avec une ministre de la santé, Marisole Touraine, dont le père était connu « pour ses fortes accointances maçonniques ».
Le vénérable sociologue, au moins par son âge puisqu’il a plus de 90 ans, et avec ou sans accointances, commence par partir d’une analyse géopolitique en en dégageant les grandes tendances :
1) la sphère du capitalisme financier et des démocraties, dans laquelle nous nous situons,
2) celle des pays communistes et nationalistes d’économie concurrentielle, avec un Parti-État ou un Etat-Parti : la Chine, la Russie ; puis
3) celle des pays ex-colonisés qui par réaction développent des mouvements antisociaux régressifs : ces pays qui ont par exemples portés les espoirs d’un printemps arabe inabouti, ou de la révolution islamique, du fondamentalisme.
La constante de toutes ces tendances qui peuvent interférer, c’est en partie leur rapport avec les nouvelles technologies numériques, mais plus encore que leur caractère « postindustriel », le processus de production n’y étant pas le facteur le plus déterminant, ce qui est déterminant c’est leur mouvement de fond éminemment politique pour aller de par un effet cumulatif, vers un pouvoir total.
C’est en fait, au-delà de la notion d’ère industrielle ou postindustrielle, leur caractère post sociaux, comme capacité à annihiler toute forme de réelle opposition à travers des mouvements sociaux rendus inconsistant, qui prévaut.
Je me limiterai dans cet exposé, à notre sphère géopolitique du capitalisme financier et des démocraties, sans omettre de signaler que dans ses échanges, elle ne se prive pas de combiner ses intérêts avec ceux des autres sphères.
S’agissant donc du capitalisme financier, qui a progressivement remplacé le capitalisme industriel depuis les années 80, il se caractérise comme n’ayant plus comme objectif la production, les investissements productifs, le développement des savoir-faire, des métiers. Son but est d’avoir pour objectif avec un effet cumulatif, la production de capital. Là où le patron, l’ingénieur ou le contremaître pouvaient rencontrer comme adversaires les ouvriers pour le partage des richesses, il n’y a plus de lieu commun permettant aux conflits sociaux de se jouer. Le centre de décision de la grande entreprise est ailleurs, pas seulement si son siège social, sa gouvernance est « offshore » mais parce que ceux qui la dirigent, les détenteurs de son capital, sont partout et à distance. Cette présentation est bien sûr extrême car les formes anciennes coexistent avec les formes nouvelles, mais celles-ci sont devenues dominantes et régissent les modes de représentation.
Parce que la production d’argent est encore plus significative d’une relation de pouvoir que ne pouvait l’être la création de produits, la recherche du capital plus que la recherche de la production, amène à un emprise croissante à tendance totalitaire du système du capitalisme financier sur l’ensemble des éléments de la subjectivité : dans ses modes de consommations prédéterminées par le marketing numérisées, dans ses modes de représentation des modèles sociaux, comprenant notamment la peur diffuse du chômage, dans tout ce qui caractérisent la relation des personnes à elles-mêmes ou entre elles, les modèles politiques, le contrat social.
Cela tend même, par le développement des systèmes d’intelligence artificielle dont nous ne sommes qu’au début, jusqu’à une emprise sur nos modes de décisions, voire à notre substitution pure et simple pour la prise de celles-ci sur des questions qui posent des problèmes de conscience.
Alors que les modernes des Lumières avaient opéré le passage d’un pouvoir créateur issu du divin à la souveraineté du peuple ou de la Nation, laquelle se composait d’homme libres et égaux en droits mais qui acceptaient de se soumettre à un contrat social en constante renégociation, voici que la modernité d’aujourd’hui utilise la modernité pour tuer la modernité, et ne semble plus permettre à aucune force sociale de s’opposer véritablement à elle pour bouleverser ses schémas de représentation.
Le pouvoir total tend à considérer les personnes, non plus comme des sujets en elles-mêmes, mais comme des objets, en maniant des systèmes de représentations commençant par définir des critères, en les combinant pour définir des profils en utilisant la statistique et des algorithmes. Il se comporte alors lui-même comme un objet en laissant au résultat d’une équation la forme d’une décision.
Tout système, s’il tend à se perpétuer pour lui-même aux dépens des éléments dont il se nourrit sans intégrer sa propre fin et son renouvellement (au sens d’une renaissance et non d’une résurrection….), un peu comme les cellules cancéreuses seraient un dérèglement de la programmation de la mort des cellules, va vers sa perte en même temps que celle des éléments qui le composent.
Ne serait-ce que pour échapper à cette emprise au niveau personnel, celle qui fait de nous des objets quand nous croyons être des sujets, lorsque par exemple nous sommes objet de données lorsque nous croyons utiliser internet qui nous utilise, le réinvestissement de soi en tant que sujet acteur, est déjà une manière de résistance.
Face à la modernité qui tue la modernité, elle introduit la possibilité d’une hyper modernité qui place l’enjeu de la dignité au dessus de tous les autres.
Si la religion doit ainsi se soumettre à la Loi dans un Etat laïc, la défense de la dignité doit être considérée comme devant s’imposer à la Loi. Rappelons-nous le discours de François Mitterrand aux obsèques de Pierre Bérégovoy lorsqu’il mit en garde ceux qui s’en prenaient à ce qui est plus important que les Lois elles-mêmes : l’honneur et la dignité d’un homme.
Cette tension pour la dignité doit se traduire dans l’éthique et l’intégrité de chacun.
Elle s’est déjà inscrite dans l’évolution de nos sociétés, par exemple avec l’émergence de la notion du droit de vieillir et de mourir dans la dignité ou celle relativement récente du viol conjugal.
Elle se pose aujourd’hui avec une acuité particulière, comme je l’évoquais tout à l’heure, avec le développement de l’intelligence artificielle, comme elle se l’est posée précédemment avec le développement du génie génétique.
Des décisions ou plutôt des actions, sont programmées par un système automatisé en fonction d’une approche paramétrique, intégrant des algorithmes, qui serait valable pour le plus grand nombre, mais intégrerait à la marge comme un risque accepté et assumé , la probabilité de cas de faux vrais ou de vrais faux.
Par exemple, l’intelligence artificielle intervient dans la désignation des cibles que choisissent les drones dans la guerre que les États-Unis livrent au terrorisme international, dans des pays comme le Yémen, ou le Pakistan. Il suffirait par exemple qu’un drone repère l’image de 4 hommes dans un 4 X4 dont l’un porterait un fusil, et où un autre aurait changé deux fois la carte SIM de son téléphone portable dans les trois derniers mois, pour qu’un missile aille par un traitement automatisé faire exploser le véhicule et ses occupants, qui étaient peut-être simplement des paysans partis à la chasse.
Le Président OBAMA a d’ailleurs confessé dans un discours télévisé, les larmes aux yeux, que cette probabilité de victimes innocentes lui posait des problèmes de conscience, mais qu’il n’avait pas le choix.
Sans aller, à l’inverse, comme dans certaines armées africaines très pénétrées par la Franc-maçonnerie qui n’accorderaient le droit de tuer à leurs soldats que lorsqu’ils ont atteint le grade de maître, n’est- il pas indispensable de conserver dans la guerre, parce qu’elle est à l’extrême des décisions humaines, la notion d’une responsabilité humaine et d’une conscience la plus complète possible, au risque sinon, qu’en s’accommodant avec sa conscience mise en équation, nous acceptions de nous déchoir nous-mêmes du sentiment de notre dignité, de notre humanité ?
A ce prix là, comme pour la signature du traité de Munich qui sacrifia pour une courte paix la Tchécoslovaquie à l’Allemagne nazie, ne risque-t-on pas à terme de perdre à la fois son honneur et la paix ? Accepter comme principe le risque des victimes collatérales n’est-ce pas donner un commencement de justifications à ceux qui ne feront plus de différences avec des attentats terroristes ?
Dans d’autres domaines, comme ceux à venir des systèmes d’intelligence embarquée opérant des choix en cas de situation d’accident à la place des conducteurs, ou encore la révolution à venir du génie génétique et des nanotechnologies qui viseront non seulement à soigner mais encore à améliorer l’espèce humaine en la transformant, il est évident que nous serons de plus en plus confrontés à de nouveaux défis d’ordre éthique et moral où se poseront les questions relatives à ce que peut être la dignité humaine.
Il ne faut bien sûr pas pour autant voir une fatalité à l’abaissement de la dignité humaine par l’utilisation des nouvelles technologies. L’utilisation des statistiques et des algorithmes peuvent par exemple permettre de servir à des évaluations prédictives dans le domaine des assurances, la prévision d’un risque météorologique servant à le mutualiser, à mieux gérer les ressources, et à promouvoir le développement durable. Les nouvelles technologies qui peuvent lourdement menacer nos libertés, peuvent aussi être utilisées pour développer les initiatives, les savoirs et la créativité individuelle, par exemple en utilisant le financement participatif sur internet. Elles peuvent également comme l’ont faits les réseaux sociaux, être retournées contre les pouvoirs totalitaires.
En fait comme je l’ai exposé, ce n’est pas tant l’utilisation des nouvelles technologies dans une ère qui serait postindustrielle mais qui est en fait post social, comme l’analyse Alain Touraine, que l’utilisation politique à finalité totalitaire qui peut en être faite sans le garde-fou de la notion de dignité, qui menace aujourd’hui les personnes. Il est donc nécessaire de rappeler à ce moment l’importance du sujet et le nécessaire retournement dans le sujet lui-même.
Cela m’a renvoyé à la notion de traumatisme que j’ai du aborder dans une formation de management sur le thème des Risques Psycho Sociaux. La notion de traumatisme renvoie à une agression qui a pénétré la personne au-delà de ses zones de défense habituelles de la vie sociale et affecte en continu son intégrité, son être, en le modifiant dans le sens de l’agression, c’est-à-dire en y maintenant un espace de morbidité. Pour dépasser le traumatisme qui peut induire des comportements subis, une perte de liberté avec la construction d’une identité traumatisante et subie, il faut revenir sur le traumatisme, aller le rechercher en en prenant l’apparence, pour s’en approcher et le vaincre en le transformant en quelque chose de positif. C’est ce qu’Alain TOURAINE décrit je le crois comme cette démarche de subjectivation qui permet au sujet de retrouver sa force de créativité et de redevenir un sujet acteur.
Je vais en donner ici quelques exemples pour tâcher d’être plus concret :
D’abord, il est évident que notre creuset judéo-chrétien recèle de multiples situations de retournements soit dans l’aspect légendaire des livres de la bible (le livre d’ESTER avec la fête de Pourim) soit dans leurs récits paraboliques par exemple l’épisode de la femme adultère ou le Christ retourne l’accusation, ou encore le fameux « quand on te frappe sur la joue gauche tend la joue droite » qui peut être compris non comme un pacifisme masochiste mais comme une manière de comprendre l’agressivité primaire du monde pour en faire autre chose.
Mais je ne me risquerais pas à faire ici le catéchisme, et je vais prendre des exemples plus proches de nous, dans notre histoire toujours contemporaine et notre actualité.
Un exemple banal de ce retournement est cette mode des pantalons trop larges et tombant chez les jeunes qui vient de la culture des prisons ou de l’armée, pour ceux qui s’en souviennent, où le jeu consistait à donner pour les humilier, des pantalons trop larges aux « fortes têtes » lors de leur incorporation.
Il y a aussi la revendication de ceux qui se définissent eux-mêmes par ce qu’ils n’ont pas, » les sans-abris » pour transformer la désignation administratives des sans domiciles fixes, comme sous la révolution française le peuple s’est désigné lui-même comme « sans culotte », le fait de « porter la culotte « étant réservés aux nobles c’est à dires à l’élite dirigeante. On comprend mieux alors la portée de l’accusation faite à François Hollande de s’être moqué des pauvres en les appelants les « sans dents ».
Mais des exemples plus profonds me semblent s’être révélés lors des attentats en France de janvier et de novembre 2015 et plus récemment en Belgique et dont le but évident était de traumatiser les populations et de les conditionner à l’inhibition ou à la haine.
Pour les attentats de janvier 2015, je me suis fait plaisir à comprendre les « je suis Charlie » par une étymologie un peu capillo-tractée qui se réfère au vieux préfixe « char » comme dans charité et signifie le soin, l’amour porté aux autres, les « je suis Charlie « devenant des « je suis l’amour porté aux autres qui nous relie », comme peut l’être notre chaine d’union fraternelle,… Le peuple du 11 janvier n’a pas manifesté sa peur ou sa haine mais son courage avec des ressorts profonds qui ont surpris ceux qui le croyait avoir perdu son âme, ou plutôt son être, et son égrégore.
Mais c’est après les attentats de novembre que l’expression de cet être s’est je le crois révélé de manière encore plus profonde. Après les « je suis Paris « sur fond de tour Eiffel, le bleu et le rouge des couleurs de Paris, ont fait le lien avec le blanc de la souveraineté rendue en devenir au peuple, pour devenir des « je suis français » sur fond de notre drapeau tricolore.
Pourquoi cette référence à cette identité ? Était-ce ce nationalisme que Romain Gary définissait comme l’affirmation de la haine des autres quand le patriotisme est l’amour des siens ?
J’y ai plutôt vu une référence à notre histoire qu’un espace pour un débat sur la nationalité et son éventuelle déchéance…
Cette histoire, notre histoire, c’est celle, de la lutte constante pour la liberté, qui ne se laisse pas imposer d’identité traumatisante, qui revendique la liberté d’expression d’un journal satirique comme la liberté d’aller à un concert de rock. Et cela, même en y incluant les phases des empires et de la colonisation parce que les mouvements qui s’y sont opposés se référaient également à cette histoire.
C’est la frappe du 1er Franc, « le franc à cheval », qui sort de son cadre, lorsqu’il fallu battre monnaie pour payer la rançon de Jean le Bon fait prisonnier par les anglais lors de la guerre de 100 ans. Lorsque qu’on s’interroge sur la profondeur archétypale qui relie un peuple à sa monnaie, cette affirmation d’une vocation à la liberté, le mot Franc signifiant également « libre », est fondamentale.
C’est surtout la révolution française que j’évoquerai, pardonnez-moi mais il faut faire court, avec deux épisodes décisifs, celui de la Marseillaise et celui du « manifeste du Duc de Brunswick », ce qui nous ramène en avril et en juillet 1792, il y a 224 ans, et qui révèlent ce sens du retournement pour s’affranchir.
Ce serait dans la nuit du 25 au 26 avril 1792 qu’est écrite la Marseillaise suite à la déclaration de guerre à l’Autriche du 20 avril. De ces paroles, je ne vais extraire que celles qui illustrent ce propos du retournement pour faire face à l’agression projetant une identité traumatisante.
Comme je l’évoquais, les nobles avaient entre autres le droit de porter la culotte et le peuple s’était défini lui-même comme sans culotte. Mais les nobles qui faisaient argument de la blancheur de leur peau peu exposée au soleil, et se poudraient de farine pour la blanchir comme preuve de leur pureté, et donc de leur noblesse, prétendaient aussi qu’ils avaient un sang pur, un sang bleu comme leurs veines, quand le sang du peuple était lui dit impur.
C’est pourquoi il ne faut pas voir dans le refrain de la Marseillaise, des propos racistes donnant à croire que c’est le sang, forcément impur de nos ennemis, qui va abreuver nos sillons. C’est le sang impur du peuple, qui se revendique comme tel par la logique du retournement de l’identité traumatisante, qui va l’abreuver. Il s’agit du peuple prêt à donner son sang pour la patrie, et pour s’affranchir de la tyrannie, de ces « cohortes étrangères qui feraient la loi dans nos foyers » et « qui ose méditer de rendre ce peuple à l’antique esclavage ».
Il n’y a là qu’une aspiration à la liberté, comme au lendemain des attentats de 2015, sans haine de l’étranger, comme le montre le début du couplet 5 : « français, en guerriers magnanimes, portons ou retenons nos coups ! Epargnons ces tristes victimes, à regret s’armant contre nous ».
Il fallait avoir un problème christique avec le sang versé, pour voir dans la Marseillaise à cause de ce sang dit impur, un chant raciste, comme l’avait dit l’abbé Pierre.
La suite en juillet 1792, permet de mieux comprendre ce contexte d’un peuple qui veut échapper à une identité traumatisante, d’être rendu à l’antique esclavage. Il suffit en effet de lire le manifeste dit du Duc de Brunswick.
Par ce texte, le chef de l’armée prussienne, un peu comme le calife autoproclamé de l’autoproclamé « Etat islamique », menace le peuple de Paris s’il n’y avait pas de « retour à l’ancienne fidélité » et si le moindre outrage était fait à la famille royale de Louis XVI ; d’une « vengeance exemplaire et à jamais mémorable, en livrant la ville de Paris à une exécution militaire et à une subversion totale, et les révoltés coupables d’attentats aux supplices qu’ils auront mérités »…
Ce manifeste connu à Paris début août entraina directement la réaction inverse de celle attendue, avec l’assaut sur les tuileries le 10 août, puis le refuge du Roi à l’Assemblée nationale, et son incarcération après sa déchéance immédiatement décrétée, à la prison du temple. Puis ce fut la victoire sur les troupes coalisées le 20 septembre à Valmy.
Cette période montre autant la capacité de retournement des situations dans une aspiration à une liberté partagée qui caractérise l’histoire de notre peuple, que la méconnaissance et le mépris s’appuyant de manière récurrente sur une pseudo pureté, qu’on pu en avoir ceux qui croyaient pouvoir le terroriser.
Dés lors qu’il y a en France des slogans paradoxaux de retournement, comme « nuit debout », le pouvoir en place doit s’inquiéter.
Et il ne s’agit pas seulement du pouvoir en place en France, car comme le disait Charles De Gaulle et parce que nous avons dû maintes fois nous défendre de l’extérieur sans pour autant nous replier sur nous-mêmes, « il y a un pacte vingt fois séculaires entre la liberté de la France et la liberté du monde ».
Mes très chères sœurs et très chers frères, je me rends compte que parti de la Fraternité pour parler de la dignité, j’en suis venu à parler de la Liberté. Et que ma réflexion révèle plus un cheminement qu’une démonstration.
Tant la liberté, qui finit où commence celle d’autrui, est au final indissociable de l’égalité par réciprocité, devant le droit.
L’article 1er de la déclaration de l’homme et du citoyen « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit » fait ce lien direct qui pose les fondements de nos relations d’hommes et de femmes (pour rendre hommage à Olympe de Gouges) citoyens, et donc de notre fraternité dans la dignité humaine.
La dignité, celle qui fait du sujet un acteur, qui ne peut être sans Liberté, sans Egalité et sans Fraternité, dans une relation de condition réciproque, est donc ce qui pourrait en fait réunir tous les éléments de notre devise nationale, telle qu’elle figure dans notre constitution républicaine comme dans l’article 1er de la Constitution de notre obédience.
Qu’elle en soit le socle où qu’elle y apparaisse en filigrane, lorsque notre franc-maçonnerie s’affirme comme travaillant à l’amélioration matérielle et morale, et au perfectionnement intellectuel et social de l’Humanité, c’est bien de la dignité humaine qu’il s’agit, plutôt que des manipulations génétiques des tenants du transhumanisme.
Et cette dignité ne peut être considérée comme un dogme puisque notre franc-maçonnerie se refuse à toute affirmation dogmatique. Elle doit alors être considérée autant comme un fait, une réalité établie, quelque chose de simple et d’évident ; que comme une valeur absolue, s’imposant comme le disait François Mitterrand, au dessus de toutes les normes.
Elle peut alors servir de point fixe, comme l’étoile polaire, pour nous permettre d’orienter nos actions, en nous demandant si ce que nous faisons conduit à plus ou moins de dignité. Si c’est le cas, si une action conduit à plus de dignité, nous pouvons être certains qu’elle respectera notre engagement républicain comme notre engagement maçonnique.
Mais elle suppose parfois, dans nos vies tourmentées par les combats et les aliénations que vivent nos egos et que nous confondons avec notre être, ce réinvestissement du sujet dans l’être qui seul recèle le véritable pouvoir créateur, capable de liberté et de transformation.
Cependant, ce réinvestissement ne doit pas pour autant recréer une sorte d’entité sacré, en réinvestissant le sacré dans une représentation magnifiée de la dignité de l’homme, comme le fait en psychanalyse le concept du « grand autre », cette représentation idéalisée et sacralisée de soi-même qui nous dicterait nos conduites, et reviendrait à réintroduire une sacralisation par procuration, manière encore de ne pas assumer directement notre pouvoir créateur .
Il s’agit simplement, comme le disait ici un frère que j’ai croisé dans un lycée professionnel et qui se reconnaitra, faisant lui-même la synthèse entre Camus et Spinoza, de se réinvestir en tant qu’être, et il s’agit alors d’être digne de son être, de cette part de nous qui doit être libre de tous ces asservissement sociaux, intellectuels, et émotionnels, que nous avons tendance à confondre avec notre mental.
Il s’agit de retrouver en nous notre pouvoir créateur et sans avoir besoin de l’extérioriser en l’idolâtrant ou en le reliant à une transcendance, d’être digne de toute cette aventure qui nous a conduits, à travers des milliards d’année, de l’énergie à la matière, de la matière à la vie et de la vie à l’intelligence, et à travers notre histoire, et notre engagement maçonnique, à vivre cet extraordinaire de manière ordinaire.
Cannes, le 19 avril 2016
Jean Michel AUD.°.